Si vous êtes amateur de piano ou tout simplement de musique intimiste, cet album devrait vous enchanter. Sorti il y a quelques semaines par le label allemand intuition-music, il célèbre en quelque sorte les 80 printemps du pianiste sud-africain Abdullah Ibrahim. Il nous offre ici une suite d’improvisations qui font sonner autant d’influences qui rend le propos particulièrement séduisant, la proposition musicale est à la fois dense et fluide. Attachez-vous les mains derrière le dos pour éviter de succomber à la tentation du zapping. Ici le temps fait son effet, Abdullah Ibrahim sait faire respirer les silences avec la maitrise et la tranquillité d’un vieux sage, un propos qui ne supportera nullement d’être découpé en tranches !
Abdullah Ibrahim est un artiste complet, les plages de piano sont encadrées par deux courtes pièces au saxophone solo qui ouvrent et ferment cette belle séquence pianistique. L’album a été enregistré au Fazioli Concert Hall de Sacile en Italie, une ville qui héberge l’entreprise Fazioli, célèbre constructeur de piano. L’enregistrement est somptueux et délivre avec détail la richesse harmonique de ce beau piano, j’apprécie tout particulièrement ce piano de concert pour son juste équilibre acoustique qui s’affranchi de la brillance excessive des medium de la sonorité des pianos Steinway, des qualités particulièrement audibles dans la plage for « Coltrane, Pt1 ».
[youtube https://www.youtube.com/watch?v=4E3viDgRlkI&w=560&h=315]Abdullah Ibrahim solo au Jarasum Jazz Festival (2013)
Abdullah Ibrahim est une personnalité artistique qui assume son histoire, son pays, ses luttes avec une solennité émouvante. On retrouve ici son toucher de piano assez unique et un lyrisme qui l’a toujours habité. La première chose qui frappe est non seulement un éloge à la lenteur mais une belle maitrise à jouer avec les silences, une attitude qui permet aussi aux harmoniques de son piano d’éclore pleinement.
Inventeur et précurseur d’un certain swing africain en Afrique du Sud, sa vie, sa musique et ses combats contre l’apartheid ne font qu’un. Le parcours de ce grand artiste est vaste, il a été marqué par une multitude de musiciens, si le jazz a toujours été sa terre d’accueil, il n’a jamais renoncé à ses profondes racines africaines en homme libre. Une liberté qui lui permet aujourd’hui de se démarquer avec un naturel frappant des stéréotypes jazzistiques même si son toucher de piano rappelle parfois celui d’un certain Keith Jarret. Si de vieilles et subtiles allégeances à Monk, Ravel ou Debussy résonnent immanquablement dans ses accords de piano, l’artiste ne donne pas dans le clin d’oeil complice, mais exprime au contraire sa vision personnelle d’un monde multiculturel sans artifices avec une certaine idée de la retenue. Ici la profondeur et la sagesse paisible de l’artiste nous offre à vrai dire un propos universel et libre.
Plus que jamais, cet album solaire explore la profondeur des sentiments au delà de la limpidité du jeu et des influences. On retiendra la belle intention d’un homme en paix avec lui même. Un album à vivre comme une expérience intérieur intense et bouleversante qui me rappelle les paroles d’un autre humaniste mais qui va si bien à ce grand mage africain : « On ne voit bien qu’avec le cœur ». Un disque généreux et vivant comme une lumière d’humanité qui touche.
- Un disque CD/Vinyle Abdullah Ibrahim “The song is My story”- Intuition Music (2015) accompagné d’un DVD documentaire interview, voir un extrait ici à propos de “Mannenberg”, un titre qui symbolisa son engagement dans la lutte anti apartheid
- A écouter aussi l’excellent album Ekapa Lodumo, pour apprécier ce “swing africain” propre à l’artiste
- Site officiel d’Abdullah Ibrahim